Moyens & dessein

Ouvrir sa boîte aux lettres, c’est faire face à des monceaux de publicités. Ce simple constat raconte certes un changement de fonction ou de rôle des « boîtes aux lettres » – l’évolution technologique, la pratique du courriel, du sms et des « réseaux sociaux », marquant le déclin d’un type de correspondance – mais aussi, et plus symboliquement, la transformation d’une société.

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L’origine… d’une genèse (une observation)

Les pubs ont pris la place des correspondances épistolaires : l’uniformité mercantile (résultant du marketing et de la visée d’un « marché ») s’est ainsi substituée à l’intimité de l’individu au cœur du temple – la boîte aux lettres.

On peut ainsi opposer le caractère unique et individuel de l’échange épistolaire au démarchage publicitaire banalisé et systématique : le « produit » de la correspondance traditionnelle est l’humain – son matériau et son destinataire – ou l’homme qui se dessine dans le regard de l’autre en un dialogue ouvragé, patiemment projeté sur le papier. Tandis que le destinataire du prospectus est « le » client, ciblé mais inconnu, impersonnel, dans une relation unilatérale et volatile qui ne vise qu’à activer le consumérisme, débourser de l’argent. « Relation » elle-même industrialisée par l’offset et l’héliogravure : une technique de reproduction extrême. Une offre efface l’autre, on n’attend du client aucune mémoire des précédents envois : sauf le logo tout est nouveau, mieux ou moins cher – c’est dans le magasin qu’on tâchera de « fidéliser », d’alpaguer. Le prospectus vise large et brasse les stéréotypes, distribue du rose, du bleu, du frais, du régional, du bricolage, de la high-tech, tout à gogo : il en faut pour tous.

Ce contraste, cette manifeste opposition de fond, s’accorde donc à la forme : une lettre raconte l’humain (dans son besoin d’échange), une publicité raconte une société (dans sa projection mercantile) – pour faire simple. Et si la lettre manuscrite est un dessin expressif plus ou moins contenu, le prospectus est une gerbe d’ « offres » sommaire et standardisée ; et l’écriture est une fine pointe qui s’aventure sur un grand espace vide où le catalogue de vente est un plein de choses qu’il faut acheter qui vous éclate au visage – l’abondance de viande, de culottes, de perceuses, de jouets, qu’il faut absolument saisir ! L’offre « exceptionnelle » universelle.

Les lettres font un matériau évident pour le « spectacle vivant », qui permettent d’exhumer des témoignages et de faire vibrer une société disparue par la corde d’un être (de papier). Ainsi de belles lettres des Lumières ou les correspondances de poilus, les bouillonnements d’artistes modernes, nous content  un cœur et son environnement – nous informent et nous touchent. (Matériau intime et sensible.

Mais c’est l’archéologie avec son analyse des sociétés à travers leurs déchets que notre projet approche. Déjà dans les années 60 Georges Perec nous montrait la société moderne (industrielle) envahie d’objets : le quotidien d’un jeune couple égaré dans le consumérisme (Les choses, 1965) et rêvant un confort fourni de mobilier, incapable d’investir le réel ou d’exister en dehors. La vie, les envies, phagocytées par le marché. Standardisées. La publicité en est l’agent, le prospectus colporte les signifiants extravertis de ce vide. Un support aseptisé et recyclable.

En choisissant le « prospectus » ou « tract publicitaire », usw. – qui est lui-même la formulation d’une « offre » –  c’est un peu la « méta-industrie » que nous ciblons, la profusion croissante de trucs (formidables et jetables) étant toujours dépassée par ses représentations – puisqu’il faut vendre pour produire il y a beaucoup d’annonces pour chaque type de marchandise. Que racontent ces pages criblées de signes, saturées en rayonnages, en couleurs et en chiffres – qui n’articulent rien, aucun cheminement narratif ou intellectuel sinon l’injonction d’acheter ?

Un certain vide, et un trop-plein. La publicité vendant avant tout un « mode de vie » : ce qu’il faut c’est donner envie d’acheter – le « quoi » est subsidiaire.

Et puisque nous avons pointé l’unilatéralité du message, cette manière de descendre la chaîne depuis le producteur, le distributeur, le publicitaire, … , jusqu’aux consommateurs et d’asséner ce message dans la profusion et la répétition pour susciter l’envie, créer le marché… poussons un peu l’idée, interrogeons nous :

Qui achète quoi ?

Que raconte le prospectus ? Qu'est-ce qu'il nous vend ?

Que raconte le prospectus ? Qu’est-ce qu’il nous vend ?

Si le marketing veut « satisfaire les besoins du consommateur » il faut alors qu’une masse de consommateurs satisfasse ce marketing devenu lui-même massif. C’est-à-dire que ces moyens de « propagande » publicitaire (telle que la concevait E. Bernays dans Propaganda dès 1928) sont colossaux. Ils sont la marque (sic) d’une entreprise de manipulation et d’une ascendance sur la masse : il y a productions de masse, donc producteurs de masses. A l’ère de la « comm » tous azimuts et de l’omniprésence de la publicité (sur des panneaux, sur les /vêtements des/ gens, sur les écrans, dans les « produits » culturels, dans nos boîtes aux lettres, nos boîtes e-mail, etc.) cette expression doit s’entendre dans sa double acception : il apparaît en effet qu’il y a production d’une masse de consommateurs, ce notamment par le formatage publicitaire et le marketing qui identifie la personne (le « consommateur ») à des produits.

L’incessante déferlante de signes en vue de susciter la consommation dépasse en puissance (en quantité et en moyens de séduction et de conviction) l’ensemble des messages véhiculés par nos sociétés. Autrement dit c’est probablement ce qui se voit le plus, se lit le plus, s’entend le plus – parmi les signifiés, les termes articulés dans l’espace public. L’emprise du message (« achetez » ou plutôt « soyez consommateur ») implique un certain pouvoir, une domination systémique. Un système validé politiquement par une justification économique : la « croissance » faisant office de principal indicateur de santé de la société française – notamment lors de débats parlementaires (près du P.I.B., du montant de la dette, du taux d’emprunt, etc.). Elle commande la « flexibilité » des hommes au nom de la « relance industrielle » ; ici encore le « quoi » de l’industrie est subsidiaire, la nécessité est de produire, et de vendre.

Au début des années 90 la meilleure illustration médiatique de l’aporie du communisme présentait les files d’attente devant des étalages moscovites déconfits. Aujourd’hui encore les aspirations démocratiques de peuples en révolte sont rimées avec le « mode de vie » occidental, avec en évidence le mimétisme vestimentaire des jeunesses en rébellion.Très paradoxalement la publicité – et les productions qu’elle valorise – a pu contribuer au renversement de despotes par la stimulation des populations. « Pouvoir acheter ce que l’on fabrique » fut ainsi l’une des revendications du soulèvement populaire de 2011 en Tunisie… In extenso cela signifiait contester le potentat et aspirer, dans le même temps, à consommer des produits de marques qui traitent avec son régime et l’entretiennent – au su de tous par une corruption manifeste.

Ainsi l’industrie marchande ne s’encombre pas de considérations démocratiques – ce qui n’est pas exactement une nouveauté. Mais la démocratie serait, elle, indissociable du mercantilisme ? Avènement des « 4 P » du marketing (produit, prix, place et promotion) et magie de la publicité, de la valorisation des marchandises : l’industrie se paye des masses.

Produire (en masse) et vendre (aux masses) : au centre de l’équation, la propriété.

C’est du moins le chemin que nous avons choisi de remonter. Ce sera donc une « genèse » de la propriété, en prospectus, où nous donnerons à voir la naissance d’une planète, de ses reliefs, de paysages, de créatures, puis de l’homme… Et de la propriété.

Plus proche d’un Thoreau (ou de Proudhon) que de la Bible cette « genèse  » est cependant imaginée comme un divertissement, qui voudrait surprendre en empruntant volontairement des moyens dérisoires pour une histoire délibérément emphatique et simpliste !

Son résultat sera pertinent s’il provoque le « tout ça pour ça » au bon endroit : déployer « tout » un univers plastique esthétisé, mettre une fresque en mouvement, s’appliquer à créer un homme – marionnette gracile, être minuscule dans un environnement redoutablement hostile – et jouer de l’éclairage, de la musique et de la vidéo pour donner à cette expérience (cette re-création) au plateau un tour onirique et émouvant, « tout ça pour ».. qu’Il, notre petit homme, finisse captif d’un filon. Hypnotisé par un minerai précieux qu’il protège jalousement des autres. Aucune morale, aucune adjonction : l’emphase de notre fresque s’arrête brusquement sur une fin dérisoire. Et  c’est tout. Un grand déballage pour impressionner et faire sourire. Reprendre le prospectus et ses couleurs chatoyantes pour séduire, esthétiquement. Et que la distraction finisse par interpeler. Le pourquoi du « tout ça » renvoyant alors immédiatement à notre propre condition : ouvrir la boîte aux lettres, contempler toutes ces pages – ou les jeter, directement ? C’est une revisitation plastique du théâtre de l’absurde.

Démarche artistique

De l’intime (draps) en chair d’un matériel publicitaire (peau).

 

I – Familiarité de l’impersonnel et geste du recyclage

Avec près de dix années d’implication au sein du Fois rien (théâtre de marionnettes articulé sur les pratiques de 2 plasticiens qui utilisent des déchets) le « recyclage imaginatif » est, sinon mon quotidien, du moins une évidence, un réflexe intellectuel. C’est l’habitude de composer avec Julien Kowaltschek, dont c’est la démarche originale, des spectacles à partir d’emballages plastiques – en se souciant de ce que racontent ces matériaux « bruts », en mettant en évidence leur caractère industriel.

Qui plus est, l’objectif est que notre (jeune) public se réapproprie ces déchets et la liberté de façonner ses propres jouets à partir d’un matériau gratuit – et dont les formes et les couleurs ont été conçues pour séduire le consommateur. Le déchet est ici un activateur d’imaginaire : nous construisons nos spectacles et incitons le spectateur à en faire de même, pour l’extirper de cette posture passive de « consommateur ».

 

II – L’envers du décor  (du prospectus)

C’est un reportage (émission Là-bas si j’y suis du 22 mars 2011, France Inter) qui raconte la condition précaire de ceux qui sont chargés de distribuer ces publicités. Le contraste est fort, le paradoxe saisissant entre la projection du rêve (consumériste) qu’ils colportent et leur propre situation dans ce dispositif qui les malmène, leur permet à peine de subvenir à leurs besoins – et encore, avec une « assistance » sociale.

« Leur » message, celui qu’ils distribuent à longueur de journée dans une laborieuse répétition, c’est de consommer, se « faire plaisir » par l’acte d’achat. Leur vie, c’est de renoncer à tout ça.

 

Avec la prise de conscience de cet état de fait, la contemplation de l’amoncellement publicitaire prend une autre charge. Et s’accaparer le témoignage de ce travail devait impliquer une réflexion sur son origine, et sa signification.